Société : Un nouveau monde, le leur. (par Frederick Diot sur tribunelibre.org)

Vous n’avez pas pu passer à coté ! La nouvelle pub de Bouygues Telecom passe en boucle sur les différents médias (radios, TV, cinémas etc..), faisant retentir son inlassable mélodie. A priori rien de très particulier, la firme s’amuse à faire flotter des petits cubes en l’air, imageant ainsi les communications qu’une personne peut avoir avec le monde extérieur. Finalement, cette campagne pointe, de façon presque obscène, les dérives des téléphones portables.

Le spot commence par désintégrer une platine vinyle au fil de la musique, c’est le premier point : la téléphonie permet l’écoute musicale. Bon, jusque là, rien d’alarmant, c’était prévisible que ces petits gadgets doués de microprocesseurs décodent le format MP3. On passe à « Germaine », une gentille femme, pleine d’un sain bonheur,qui marche dans un parc d’un vert flambant numérique. Problème, on lui prend la main, du moins on commence par lui « cubifier » la main (puisque c’est par là qu’elle prend l’appareil !). Pas moyen d’être tranquille, même quand on essaye de prendre un petit bol d’oxygène en plein Paris. Mais voila qu’il y a une autre Germaine qui, elle, s’adonne à un plaisir intellectuel encore méconnu: la lecture d’un livre sans image. Alors qu’elle se trouve au 2/3 de son livre (moment clef où le dernier indice intervient, et qu’on a de sérieux doutes sur un des suspects), voila-ti pas qu’elle aussi se transforme en micro-rubiscubes. Et on finit par un homme qui a juste le temps de finir son café, avant de se faire aspirer, l’autre prenant allègrement sa place dans la conversation (encore un plaisir méconnu de la vie sociale). Le spot va même jusqu’à montrer un autre et malchanceux homme que les petits cubes dérangent en le « bousculant » à une porte. Ne plus avoir d’isolement intime, avoir une concentration sans arrêt déstabilisée, une pollution sonore et sociale; des phénomènes récurrents liés à la téléphonie mobile. Une personne « correctement » appareillée ne peu plus prétendre à la tranquillité, elle peut être appelée à tout moment, interrompant toutes formes de continuité intellectuelle. C’est la potentialité d’un appel qui détruit cette « configuration spirituelle », cette conscience attentive, autrement dit, il n’est pas nécessaire d’être appelé pour être dérangé, rien que la possession de l’appareil tend à ne plus pouvoir assumer une totale concentration (faites l’expérience suivante : faites semblant d’appeler votre messagerie dans une file d’attente et observez le nombre de personnes qui vont vous imiter). Comme un esclavagisme passif, la personne reste à l’attention de chaque soubresaut de son appareil. Ainsi, une personne est constamment aspirée par le réseau de petit cubes que forme son agenda électronique. Elle est comme « aimantée », même sans être appelée, par les autres personnes. Ensuite, le spot va un peu plus loin : un Coréen, dans une salle d’arcade, se fait griller une partie d’un jeu vidéo qui date des années 80, un basketteur noir (nous sommes toujours dans une bulle publicitaire régie, entre autres, par les quotas stigmatisés ) loupe un mémorable panier, et une photo à peine prise s’évapore elle aussi dans la frénésie cubique. Autant l’histoire des Germaine est facilement superposable aux scènes de la vie quotidienne, autant ici, il faut un peu plus de subtilité. Le jeu, le sport, l’image (et par conséquent tout type d’information) sont disponibles sur les petites fenêtres des téléphones. Comment peut on critiquer un tel accès pluri-média à l’information ? En fait la réponse est la réciproque du problème de la Germaine. Cette dernière n’est jamais stable, elle peut se faire aspirer à tout moment par quiconque possède son numéro (et de façon hyper-réelle : domine son attention, sa conscience). L’interlocuteur de notre pauvre dame, appelons le Roger, sait inconsciemment que Germaine est téléphoniquement à sa merci. C’est vrai après tout, pourquoi ne répondrait-t-elle pas si Roger appelle ? ça serait d’une insultante impolitesse ! A moins d’excuses valables : le tunnel, métro (le sexe ? Peut être pas) etc … Et si germaine, après sa « non réponse », bafouille dans son explication , c’est bien qu’elle a voulu m’être désagréable non ? L’image est grossière, mais l’idée est là. La multiplication des possibilités du téléphone entraîne une forme de croissance inconsciente de la domination de la part de celui qui appelle. Roger sait intuitivement qu’il peut happer à tout moment les cubes qui lui plaisent, que ce soit du média ou une personne réelle, alors il hérite d’une forme de mégalomanie informatique (déjà très présente chez les « internet addicted »). Jamais un slogan n’a jamais été aussi bien porté : un nouveau monde, le vôtre. C’est affreusement vrai ! Roger est dans son monde cadré par les 4 coins de l’écran de son portable. Et si ce monde est le votre, pourquoi vous priveriez-vous d’y faire ce que vous voulez ? Alors que le média est entièrement à votre service, à votre disposition permanente et obligée; les personnes, elles, sont inévitablement le fruit d’une guerre psychologique en arrière plan (prenez les comportements d’un couple qui bat de l’aile dans son utilisation du téléphone portable, c’est une tension nerveuse continue , parce que le portable tue l’isolement intime). Et cela parce qu’il y a une sorte de « fusion conceptuelle » entre l’interlocuteur humain et l’interlocuteur virtuel. Le problème, c’est que c’est ni le monde à Roger, ni le monde à quiconque. C’est le monde à Bouyges (et plus généralement aux deux autres opérateurs). Un monde où tout le monde peut appeler tout le monde, n’importe quand et partout , un monde où les médias populaires (comprendre ici que le « medium » propose des facilités d’accès à des contenus bien précis qui ne s’échappent pas du tout du système commercial global des médias – il s’inscrit dans lui-même – son ouverture forme une boucle fermé sur son propre contenu) sont agenouillés à votre seul désir, le monde où chaque client s’auto-proclame simultanément maître et esclave d’autrui. Le tout est délimité par l’opérateur dans son fond, dans sa forme et dans son utilité (donc par corollaire, une utilité limitée à son propre fonctionnement, illusoirement profitable à l’utilisateur). Si Roger peut se demander comment il faisait avant pour s’en passer, il devrait plutôt se poser la question du « comment ai je changé pour trouver ça indispensable » (ou du moins, important). La personne fusionne (dans la conception) avec le portable. D’ailleurs, l’évolution de l’appareil fait qu’il est de plus en plus près de son possesseur (kit bluetooth , oreillette enfoncée dans l’oreille). Son portable et lui ne font plus qu’un, d’une certaine manière. Parce que le portable donne une image de la réalité déformée, commercialement plaisante, la personne qui utilise le portable adhère progressivement à cette réalité. L’objet lui est inerte, seul la personne le conçoit, et peut seule mouvoir son propre point de vue. Cette image difforme du réel consiste à croire que vous pouvez intervenir à n’importe quel moment, n’importe quel endroit dans la vie d’une personne, qu’elle doit vous répondre. Que vos relations sociales s’obligent à vous. Plus important encore, elle tend à faire croire à la centralisation du réel. Autrement, croire que l’entière réalité (relation sociale, information médiatique, communication intime) peut se centraliser dans une technologie. Le possesseur de portable s’abandonne dans la réalité de l’information téléphonique, car elle lui laisse entrevoir un instant qu’il pourrait tout atteindre, tout voir, tout posséder (le cube représente cette information immatérielle que l’on peut tous avoir, tous posséder, qu’on peut reproduire à volonté). Cela devient une couche supérieure du point de vue, celle où le réel s’aspire et se concentre en un point, ou plutôt en des points individuels denses (chaque possesseur d’appareil) et finalement là où l’utilisateur se laisse aller à croire au centrisme de sa personne. On prend une information (média télévisuelle, photo prise via le portable, mp3 mis en mémoire, etc..), on se persuade de la posséder et on finit par devenir un vecteur aliéné de sa diffusion. Cela sera beaucoup plus flagrant lorsque les téléphones finiront de fusionner totalement avec l’informatique moderne et multimédia. En adhérant sensiblement au portable, on crée un autre monde, un monde hyper-réel (un réel précédé par sa propre fiction – voir Simulacre & simulation de J. Baudrillard), au concept bancal et erroné, dépourvu de relativisme ou d’autres encombrantes vérités, un monde cubique parfaitement défini par son utilisation, c’est à dire le notre.

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